Officier d’Artillerie surnommé à Toulon le « capitaine canon », Napoléon fera de cette arme savante améliorée par Gribeauval une pièce maitresse de sa tactique. Au cours de l’Empire le nombre de bouches à feu ne cessera d’augmenter… En en parallèle le nombre de blessures liées à l’artillerie… 200 canons français à Eylau, 500 à Wagram… 120.000 à 130.000 coups de canon tirés à la Moskova, peut-être 150.000 à Leipzig. Vomissant leur feu dans toute l’Europe les canons tirent leur puissance meurtrière des avancées technologiques et des talents des artilleurs, mathématiciens du champ de bataille.
Le système Gribeauval simplifié
L’armée révolutionnaire avait hérité d’une artillerie efficace mise en place sous l’Ancien Régime par Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715 – 1789). Le système Gribeauval permettait surtout d’avoir une artillerie de campagne très mobile avec des canons allégés pouvant être trainée par la force des chevaux voir par celle des hommes grâce à la prolonge, une corde permettant de manœuvrer les pièces d’artillerie à bras, notamment sous le feu ennemi quand les chevaux étaient mis à l’abri. La prolonge permettait aussi de tirer tout en laissant le canon accroché aux chevaux : cela permettait de ne pas détériorer l’avant-train et de se replier rapidement. Le système Gribeauval assurait aussi une standardisation des calibres permettant ainsi de rationaliser l’approvisionnement. Ces calibres étaient au nombre de cinq : les canons de 12, de 8, de 6 et de 4 livres. Le nombre correspondant au poids en livres du projectile, pour donner un autre d’idée un boulet de 12 livres faisait 12,5cm de diamètre et nécessitait une charge de poudre approximative de 4,25 livres). Il existait de fait différents types de projectiles utilisés :
- Les boulets pleins, envoyés à 800 ou 900m pour un canon de 12 livres (distance pratique, met les boulets pouvaient être propulsés à 1600m), qui fauchent tout simplement tout ce qu’ils rencontrent, soit directement, soit par ricochet. De bons artilleurs peuvent même adapter l’angle de tir pour augmenter le nombre de ricochets et ainsi augmenter les dégâts dans les rangs ennemis : avec un tube placé à l'horizontale un peu propulser un boulet à seulement 300m, mais qui va ricocher sur 1.680m... Ce type de projectile est le plus couramment utilisé. Pour se donner une idée de la pénétration de ce type de projectile, il faut savoir qu’un boulet de 12 à 500m pouvait théoriquement transpercer un parapet de terre de 2m ou un mur maçonné en brique de 40cm.
- Des boulets fusants, qui sont des boulets creux remplis de poudre et munis d’une mèche. Le boulet est ainsi propulsé et explose quand la mèche est consumée. Pour utiliser ce type de projectiles, les artilleurs devaient calculer le temps qu’allait mettre le boulet pour parcourir la distance entre le canon et sa cible, et adapter en conséquence la taille de la mèche. Si la mèche est trop courte, le boulet explosera en l’air, si elle est trop longue le boulet n’explosera qu’un moment après être tombé au sol et des ennemis téméraires peuvent arracher la mèche.
- Des boulets rouges, qui sont des boulets pleins chauffés dans des fours et qui ont un effet incendiaire.
- Des boulets ramés qui sont en fait deux boulets reliés par une chaine, utilisés essentiellement pour démâter les navires.
- Les boites à mitrailles, qui sont des cylindres en fer blanc remplies de petites balles en fonte, des biscayens, ayant un effet extrêmement meurtrier sur l’infanterie et la cavalerie à courte distance. Pour des effets toujours plus dévastateurs, certains artilleurs auraient combiné boulet plein et boite à mitraille…
« L’artillerie la plus simple est la meilleure. Si un même calibre pouvait satisfaire à tous les besoins, et qu’une même voiture put servir à tous les transports, ce serait la perfection. Mais il n’en est pas ainsi : l’artillerie doit produire des effets bien divers ; ces effets étant reconnus, il faut déterminer les calibres qui y correspondent, en limitant leur nombre au strict nécessaire ; car toutes les fois que deux calibres peuvent servir au même objet, il y en a un de trop, et dès lors il est nuisible, par la complication qu’il apporte aux approvisionnements, aux rechanges et aux remplacements »
À la veille de la campagne de Russie, en 1811, une nouvelle commission étudia les innovations anglaises en termes d’obus à shrapnels (explosant en l’air en propulsant des billes) et de fusées de Congreve. Les fusées de Congreve ne seront en fait quasiment jamais utilisées par l’armée française, bien qu’elle en ait pris aux Anglais lors des sièges de Rochefort et l’ile d’Aix et qu’on en ait fait construire quelques-unes après l’attaque de Copenhague. Les essais faits par Brûlard à Hambourg furent décevants et le projet n’aboutit jamais.
Conscient de l’importance majeure de cette arme Napoléon augmentera lentement son parc d’artillerie. Alors que durant ses campagnes d’Italie il ne disposait que de 1,5 canon pour 1.000, il en disposera de 2 en 1807 et de 3 en 1812.
Artillerie de campagne
L’artillerie de campagne se divise en deux catégories : l’artillerie à pied composée de compagnies de 8 canons, et l’artillerie à cheval, plus mobile, avec des compagnies de 6 canons.
L’artillerie de campagne à pied nécessite un personnel nombreux, recruté par conscription, comme pour le reste de l’armée. Un canon de 12 livres a besoin d’environ 13 ou 15 hommes, chargées de taches diverses pour assurer un tir rapide et sécurisé. Après chaque tir, la pièce qui a reculé est ramenée en avant. Le chef de pièce pointe ensuite le canon à l'horizontale, soit seul avec des leviers soit en se faisant aider par les assistants s’il s’agit d’une pièce de gros calibre. Ceci fait, il ordonne de charger la pièce : un des servants passe dans le fut un écouvillon imbibé d’eau et de vinaigre pendant qu’une autre bouche la lumière (le trou par où l’on met le feu à la poudre) : cette opération permet de nettoyer succinctement le canon et surtout d’éteindre les éventuelles braises qui pourraient faire sauter la charge de poudre que l’on s’apprête à introduire. Dans un même temps on pointe le canon, puis le chargeur place la charge de poudre dans la gueule de la pièce, le servant à l’écouvillon tourne son outil du côté brosse, le refouloir, et pousse la cartouche au fond du canon.
Pour éviter tout accident, un des servants garde son doigt (avec une petite protection en cuir) sur la lumière pour qu’en l’absence d’oxygène aucune braise ne vienne à se ranimer. Une fois la cartouche positionnée (elle contient la poudre et le boulet) un servant vient la percer avec un dégorgeoir (tige métallique emmanchée) et introduit par la lumière l’étoupille (une amorce remplie de composition fusante). Il ne reste plus alors qu’à mettre le feu à l’étoupille avec une lance à feu pour que la poudre explose et que la pression dégagée expulse le projectile. Si dans les conditions idéales, à l’entrainement, sans viser et sans boulet, les artilleurs français pouvaient atteindre 13 à 14 coups à la minute ; dans des conditions réelles sur le champ de bataille la cadence de tir avoisinait plus les 2 à 4 coups à la minute. À noter que plus un canon à une cadence de tir élevé et plus il chauffe, risquant ainsi l’explosion spontanée de la poudre. Il fallait alors si possible arroser la pièce (mais il n’y a pas toujours d’eau à portée sur le champ de bataille) ou tout simplement atteindre qu’elle refroidisse. « Un certain temps » pendant lequel la pièce reste muette, d’où l’intérêt d’utiliser les pièces en batterie pour maintenir un feu continu.
En cas d’attaque ennemie, les artilleurs ne doivent leur Salut qu’au feu nourri de leurs pièces et/ou à leur position tactique sur le champ de bataille, appuyée par l’infanterie ou la cavalerie. Néanmoins en dernier recours ils sont équipés d’un fusil (soit le modèle standard d’infanterie, 1777 modifié An IX, soit le modèle plus court destiné aux Dragons et aux Voltigeurs) et d’un sabre court (soit le sabre-briquet soit des glaives ornés d’une tête d’aigle). Les artilleurs à cheval disposent quant à eux d'un sabre de cavalerie légère.
Si l’artillerie et ses caissons sont tirés par des chevaux, les dernières manœuvres, ou les rectifications suite à l’évolution du cours de la bataille, se font parfois par la force des bras à l’aide de cordes. L’art des artilleurs en campagne consiste à régler constamment le tir sur une cible parfois en mouvement. Ils s’aident pour cela d’une hausse, encore une innovation de Gribeauval…
Le poids conséquent de ces canons (880kg rien que pour le tube d’un canon de 12 livres) réduit parfois la mobilité de l’artillerie, notamment quand les routes sont boueuses, défoncées, et étroites. À plusieurs reprises il faudra refaire les routes pour permettre à l’artillerie de passer, notamment pour la bataille d’Iéna ou Napoléon supervise directement les travaux.
Artillerie de siège, de place et de côte
Outre les obusiers, les assiégeants disposent également de mortiers, comme le mortier de 10 faisant plus de 780kg et pouvant propulser à 1.600m pour les pièces de « petite portée » (2.200m pour les pièces de grande portée) un projectile explosif d’une cinquantaine de kg. Ces bombes peuvent être propulsées derrière les remparts ennemis où après quelques ricochets meurtriers elles explosent en projetant moult éclats aux environs. Mais elles peuvent aussi être utilisées pour détruire des défenses ennemies, empêcher les assiégés de réparer ou neutraliser l’artillerie de place.
Ces deux pièces ne sont que des exemples, même si la tendance est la rationalisation l’armée française dispose d’une multitude de calibres d’armes de siège.
L’artillerie de siège montrera son efficacité durant les campagnes napoléoniennes comme à Dantzig en 1807 avec 80 pièces déployées, à Valence prise en 1812 grâce aux mortiers de Suchet, mis surtout en Espagne où la résistance des villes ibériques cède face à l’artillerie française comme à Saragosse en 1809 (60 canons et 12 mortiers) ou à Tarragone en 1811.
L’artillerie de côte avait un rôle non négligeable pour un Empire français en guerre quasi permanente avec la première puissance navale au monde : la Royal Navy britannique. Les pièces côtières avaient pour but de passer le gout à cette dernière d’approcher de trop près le littoral. En 1813 les côtes de France, de Belgique et de Hollande pointent 23.500 canons vers la mer. Parmi ces pièces d’artillerie, on trouve des mortiers, mais aussi tout type de canons. En effet l’artillerie de côte n’est pas appelée à bouger, ni à servir intensément. Cela se ressent notamment dans le choix des artilleurs. On ne pouvait monopoliser ainsi la crème des artilleurs français, du coup l’artillerie de côte était servie pour des compagnies sédentaires, mais aussi par des vétérans inaptes au service actif. L’artillerie côtière n’est cependant pas privée d’innovations comme le prouve le canon-obusier du colonel de Villantroys atteignant une portée de 4.000m !
L’artillerie de place n’est pas négligée non plus, on y retrouve entre autres des mortiers similaires à ceux utilisés lors des sièges. Ils permettent toujours de tirer par-dessus les remparts… Mais cette fois-ci dans l’autre sens… Pour les canons positions sur les remparts on utilise des futs différents de ceux de canons de campagnes, plus élevés, permettant de tirer par-dessus le parapet et non par des embrasures. Ceci permet de mieux viser, mais expose aussi plus les pièces.
L’artillerie sur le champ de bataille
Il n’existait pas d’instruction officielle réglementant les actions de l’artillerie sur le champ de bataille, tout se faisait à l’expérience transmise de campagne en campagne par les plus anciens et les commandants de talent. En temps de guerre il arrivait qu’une division d’artillerie à pied n’ait que 6 pièces, et une d’artillerie à cheval 4, toujours redivisé en sections de 2 pièces.
Arrivant sur le champ de bataille les pièces avançaient en ligne (les manœuvres de la colonne à la ligne sont assez similaires à celles de la cavalerie), suivie chacune à 30 ou 40m par ses caissons. Quand retentissait l’ordre « En batterie ! », la ligne s’arrêtait, on décrochait l’avant-train qui allait rejoindre les caissons en arrière. Toutes les pièces devaient être alignées au niveau de l’essieu avec une distance d’environ 8m entre chaque canon. Théoriquement on mettait les pièces de gros calibre sur l’aile droite et les obusiers sur l’aile gauche. Bien entendu le terrain et les circonstances pouvant modifier se dispositif. L’artillerie à cheval quant a elle était en plus reliée aux chevaux par la prolonge, de manière à pouvoir se replier rapidement.
Si la manœuvre avait peu évolué depuis l’Ancien Régime, les modalités d’utilisation de l’artillerie changèrent progressivement. L’artillerie n’était plus considérée comme un simple appui à la puissance de feu de l’infanterie, elle devenait (Guibert l’avait déjà conseillé dans son « Essai général de tactique » en 1777) véritablement une arme offensive. L’artillerie doit être mobile et concentrée pour concentrer son tir en un point précis du champ de bataille et créer la brèche exploitable par l’infanterie ou la cavalerie. L’idée est aussi de faire preuve d’une certaine témérité, et de ne pas avoir peur de perdre des pièces, en approchant (ou en laissant approcher) l’ennemi à de courtes distances pour que les effets de salves soient encore plus meurtriers. Le 9 juin 1793 à la bataille d’Aarlon la batterie de Sorbier (qui servira par la suite dans l’armée impériale) approche les lignes autrichiennes à 50m ! L’artilleur Bonaparte devenu général de l’armée d’Italie était un fervent partisan de l’utilisation audacieuse et novatrice de l’artillerie comme il le montre à la bataille de Castiglione (5 août 1796) en envoyant Marmont préparer l’assaut sur les hauteurs de Monte-Medolano en déployant hardiment ses canons. Ce dernier raconte :
Il mit toute l’artillerie à cheval réunie sous mes ordres : elle consistait en cinq compagnies servant dix-neuf pièces de canons,et destinées à jouer un rôle important. L’ennemi avait un calibre supérieur ; je ne pouvais lutter avec lui qu’en m’approchant beaucoup, et, quoique le pays fût uni, il y avait un défilé à franchir avant de pouvoir me déployer à la distance convenable. Les boulets de l’ennemi arrivaient à ce défilé, qui était assez large ; je le traversais par section de deux pièces ; après avoir mis en tête la compagnie dans laquelle j’avais le moins confiance, je lançais ma colonne au grand galop ; la tête fut écrasée, mais le reste de mon artillerie se déploya rapidement et se plaça à très petite portée de canon ; un feu vif, bien dirigé, démonta plus de moitié des pièces de l’ennemi en peu de temps ; l’infanterie souffrait aussi de mon canon, une partie de mon feu était dirigé sur elle ; enfin arriva à point nommé la division Serrurier […] la bataille fut dès ce moment gagnée ».
L’artillerie française se spécialisa dans ces attaques osées à des distances terriblement courtes qui allaient bien au-delà de ce qu’avait osé proposer Guibert. Lors de la bataille de Waterloo le commandant Duchand fonça brides abattues avec ses canons sur les lignes anglaises, tant est si bien que Napoléon et son état major curent dans un premier temps qu’il désertait… Mais il n’en était rien : Duchamp s’arrêta un dernier moment pour retourner ses pièces et ouvrir le feu : à 25m !
Autre exemple lors de la bataille de Friedland (14 juin 1807) où l’artillerie pu tenir tête à l’ennemi quasiment seule, sans le soutient de l’infanterie et de la cavalerie, même si ce fut au prix de très lourdes pertes. Le général Sénarmont avec 36 canons avança à 400m des Russes pour ouvrir le feu, l’artillerie ennemie reculant un peu il avança à 200m de l’ennemi, tira, et alla se positionner à 100m de la ligne adverse. Il fut alors pris sous le feu des canons ennemis et attaqué sans relâche par l’infanterie russe qu’il ne pouvait retenir qu’en maintenant un feu continu ! Il eut à déplorer dans cette action 56 hommes tués ou blessés. Mais combien de morts côté russe quand on sait que 2.816 coups de canon furent tirés à courte distance contre des bataillons en rangs serrés ?
Pour aller plus loin
- HAYTHORNTHWAITE Philip & FOSTEN Bryan, “Napoleon’s specialist troop”, Osprey n°199, 1988. (en anglais)
- PIGEARD Alain, Dictionnaire de la Grande Armée, Editions Tallandier, 2002.
- PIGEARD Alain, « L’artillerie napoléonienne et le génie », Tradition Magazine HS n°23, 2002.
- SOKOLOV Oleg, L’armée de Napoléon, Editions Commios, 2003.