L'histoire de France et du Monde



270px bundesarchiv dvm 10 bild 23 63 06 panzerschiff admiral graf speeLe Graf Spee était un cuirassé de poche de la marine allemande, en service de 1936 et sabordé fin 1939 au large de Bueno Aires en Argentine. Appartenant à une nouvelle catégorie de bâtiments de guerre, il fut le second de cette classe (après le Deutschland, rebaptisé Lützow, et avant le Admiral Scheer), lancé en 1934 à Wilhemshaven. Ce fleuron de la Kriegsmarine allait terroriser la flotte marchande britannique au début de la Seconde Guerre mondiale, avant de connaître un destin tragique presque aussi marquant que celui du Bismarck. Sa courte carrière s'achève de l’autre côté du monde, lors de la "bataille" du Rio de la Plata, le 13 décembre 1939.

 

Le Graf Spee, un corsaire dans l’Atlantique Sud 

Le traité de Versailles (1919) avait imposé à l’Allemagne des limites à la taille des navires de ligne. Il lui était interdit de construire des vaisseaux de plus de 10 000 tonnes, ce qui de fait, excluait la possibilité de lancer des cuirassés. Même si l’Allemagne nazie finit par passer outre avec la construction du Bismarck, elle commença par habilement détourner ces interdictions en inventant une nouvelle classe, des « cuirassés de poche », avec une artillerie supérieure à celle des croiseurs lourds (6x 280 mm) et une cuirasse capable de résister à leurs obus de 203 mm, tout en ayant un tonnage limité. De plus, leur vitesse et leur autonomie les rendaient presque irrattrapables…

Quand la guerre éclate, l’amiral Raeder n’a pourtant pas encore à sa disposition les navires dont il aurait besoin pour tenir tête à la flotte de guerre britannique. Mais il possède tout de même une flotte conséquente de navires modernes et équilibrés, capables de faire subir de gros dégâts à la flotte marchande alliée. Il choisit alors de lancer sa flotte corsaire, composée des trois cuirassés de poche Deutschland (Lützow), Graf Spee et Scheer (13 000 tonnes chacun), des plus gros (16 000 tonnes) Scharnhorst et Gneisenau, et des croiseurs lourds de classe Hipper. Tous ces navires de ligne ont encore la préférence sur les U-Boote. 

Dès le 21 août 1939, le Graf Spee profite de la nuit pour s’engouffrer dans l’Atlantique Nord. Il reste en position d’attente car Adolf Hitler espère obtenir une paix à son avantage suite à l’écrasement de la Pologne. Il faut attendre le 26 septembre pour que la Kriegsmarine soit autorisée à s’attaquer aux navires alliés ; le Graf Spee est déjà alors en Atlantique Sud…En effet, le commandant du cuirassé de poche, le capitaine Langsdorff, avait estimé que les routes maritimes de l’Amérique du Sud étaient plus stratégiques pour l’ennemi que celles passant par le Cap de Bonne-Espérance, alors que la Méditerranée était encore sûre pour les Britanniques grâce à leur présence à Gibraltar et Aden.

Le Graf Spee fait donc route à l’Ouest, vers Pernambouc (Brésil), sans toutefois avoir encore le droit d’engager lui-même les navires de guerre ennemis dans une bataille en cette fin de septembre 1939. Cela n’empêche pas le corsaire allemand d’arraisonner un navire marchand le 30 septembre : c’est le Clement, de pavillon anglais, et après avoir évacué son équipage par canots, Langsdorff coule le cargo. Le capitaine allemand parvient à obtenir auprès du commandant anglais des informations sur les instructions données aux marins britanniques en cas d’attaque corsaire : empêcher coûte que coûte les Allemands de pouvoir se servir de leur prise comme ravitailleur, en détruisant radio et machines à bord. 

En route pour l’Océan Indien 

Langsdorff débarque l’équipage du Clement dans un port brésilien puis reprend sa chasse, en faisant route cette fois sur le cap de Bonne-Espérance. Il sait que lui-même va à présent être pris en chasse. Langsdorff utilise alors la ruse pour approcher ses proies : il fait repeindre le devant et le côté de son mât de tourelle pour passer pour un navire marchand ; son premier succès intervient le 5 octobre quand il prend par surprise le Newton Beech. Mais alors que les Allemands le prennent d’abordage, le capitaine anglais parvient tout de même à envoyer un signal et à détruire des documents importants, à l’exception d’un seul qui va permettre à Langsdorff d’affiner sa stratégie.

Cela permet au corsaire de nouvelles prises dans les jours suivants : l’Ashlea (7 octobre), le Huntsman (le 10). Langsdorff fait couler le premier, puis le Newton Beech devenu trop lent. Il oblige le Huntsman à se diriger vers un endroit indéterminé, loin de sa route de départ ; il sera finalement rattrapé et coulé le 17 octobre, son équipage transféré sur le ravitailleur allemand Altmark… 

graf-spee-1Le Graf Spee, après avoir quitté son ravitailleur et les environs de l’île de Sainte-Hélène, se place sur la route du Cap pour surprendre les navires ennemis, grâce aux renseignements qu’il a obtenus du Huntsman. La première victime est le Trevanion, le 22 octobre ; le radio a juste le temps d’envoyer un signal imprécis, mais qui met quand même en alerte la marine britannique de la région. L’apprenant, Langsdorff préfère s’éclipser prudemment, échappant sans le savoir au Renown et au cuirassé français Strasbourg…La même nuit, le Graf Spee, encore prudent, manque de se retrouver face au porte-avions Furious

Il est donc décidé de changer de route : à la fin octobre, le cuirassé de poche fait cap vers les Indes, mais le mauvais temps l’empêche d’espérer des prises au début novembre. Il faut attendre la deuxième moitié de ce même mois pour que Langsdorff parvienne à trouver de nouvelles victimes potentielles : c’est d’abord le néerlandais Holland, seulement aperçu mais qu’il laisse filer, puis l’Africa Shell qui lui est coulé à l’Ouest de Madagascar le 15.

Le lendemain, c’est au tour du hollandais Mapia d’être arrêté, mais ses papiers vérifiés et au vu du bon comportement de son capitaine, Langsdorff décide de le laisser partir…Le raid du Graf Spee dans l’Océan Indien n’est donc pas un grand succès, c’est le moins que l’on puisse dire ! Parallèlement, l’interception de nombreux messages venant de Durban montre que les Alliés sont au fait de la présence d’un « corsaire allemand » dans la région… 

Langsdorff décide donc, malgré sa prise en chasse par deux escadres britanniques, de prendre des risques. Il informe son équipage le 24 novembre d’un retour prochain en Allemagne pour réviser les machines, mais cette fois sans éviter les contacts éventuels avec les navires de guerre ennemis. La chasse aux navires marchands continue tout de même début décembre : les victimes sont le Doric Star et le Tairoa, respectivement arrêtés puis coulés les 2 et 3 décembre au large de l’Afrique ; vient ensuite, le 7 décembre, le tour du Streaonshalh, cette fois au large du Brésil.

Ce sera la dernière victime du Graf Spee ; en effet, Langsdorff trouve sur le cargo des documents attestant la présence dans la région de nombreuses victimes potentielles. Mais plutôt que de trouver des prises faciles, le Graf Spee va devoir faire face à la marine de guerre britannique. 

La bataille du Rio de la Plata

Dans la nuit du 12 au 13 décembre, le navire allemand patrouille au large du Rio de la Plata. La vigie signale alors deux mâts à l’horizon ; croyant à un « joli carton », Langsdorff donne l’ordre de mettre le cap vers le navire repéré. Mais l’espoir fait place à la mauvaise surprise : plutôt qu’un navire marchand, le Graf Spee se retrouve face au croiseur léger Exeter, suivis des Achilles et Ajax

L’Amirauté n’avait pas eu de nouvelles du Graf Spee depuis près de vingt jours quand l’Exeter et l’Ajax quittent Port Stanley dans les Malouines, le 2 décembre. L’escadre britannique emmenée par le commodore Harwood rejoint les croiseurs Achilles et Cumberland et tente alors de retrouver le corsaire allemand. Mais des problèmes techniques éloignent le Cumberland. C’est l’attaque du Tairoa qui permet à la marine anglaise de calculer la route possible du Graf Spee, et les trois croiseurs se regroupent au Rio de la Plata le 10 décembre. 

800px battle of graf spee.svgLe rapport de forces peut sembler très favorable aux Britanniques, qui sont à trois contre un. Mais le Graf Spee est mieux armé et mieux protégé que ses adversaires. Chacun des deux camps a de plus plusieurs tactiques possibles, selon qu’il repère l’autre en premier ou non (l’Allemand a une vigie plus haute), ou selon qu’il choisisse de diviser ses forces ou pas (pour les Anglais évidemment). Justement, Harwood a choisi deux groupes : l’Exeter d’un côté, l’Ajax et l’Achilles de l’autre. De même, c’est bien le Graf Spee qui repère l’ennemi en premier.

Langsdorff identifie l’Exeter, mais prend les deux autres pour des destroyers ; il croit également que ces navires sont une escorte à un convoi marchand, et il décide donc d’attaquer sans hésiter. Les vigies britanniques prennent d’abord le corsaire pour un navire marchand, et l’Exeter vient donc à sa rencontre sans savoir ce qui l’attend. Heureusement, l’Ajax parvient à peine une minute avant que le premier obus allemand ne parte à alerter l’Exeter en identifiant le corsaire ! Il est 6h17, le combat commence. 

L’Exeter est touché à la troisième salve par des obus à retardement qui provoquent des dégâts très importants et amoindrissent sa capacité de tir ! Le croiseur anglais parvient lui aussi à toucher son adversaire à sa troisième salve, mais le huitième coup allemand met hors d’état de nuire l’une de ses tourelles principales.

L’Exeter violemment frappé ne vire pas correctement pour être en position idéale, mais parvient tout de même à rectifier le tir et à toucher à nouveau le Graf Spee. Celui-ci est à 12 000 mètres, prenant une route opposée mais parallèle à son adversaire. Les deux autres navires britanniques ont ouvert le feu à 6h20, à 18 000 mètres de distance, mais visant trop court ; le corsaire leur réserve son artillerie secondaire, utilisant ses pièces principales contre l’Exeter.

Langsdorff, estimant que le croiseur anglais est suffisamment touché pour le moment, décide de se tourner ensuite vers l’Ajax qui le menace d’une attaque par torpille ; le capitaine allemand vire et touche l’Ajax puis son compagnon l’Achilles à tribord arrière, ce qui lui évite l’attaque redoutée, alors que l’Exeter est lui à bâbord arrière.

Ce dernier est déjà très endommagé, comme l’avait bien jugé Langsdorff, qui a orienté son tir principal sur l’Ajax et l’Achilles. Pourtant, sur l’Exeter on n’abandonne pas et trois torpilles sont lancées ; mais le Graf Spee a flairé le coup et viré : à 6h39, il retourne à nouveau l’essentiel de son tir sur l’Exeter et le met finalement hors de combat ! Deux minutes auparavant, l’Ajax et l’Achilles ont viré de bord pour se rapprocher du corsaire, le prenant de court. Le Graf Spee, à 7 heures, file vers le Nord à 24 nœuds, suivi à tribord par les deux croiseurs, et à bâbord par un Exeter à l’agonie ; Langsdorff décide alors de se cacher derrière un écran de fumée, mettant fin à la première phase de la bataille. 

Le capitaine allemand a été blessé deux fois durant l’engagement, mais son navire n’a subi aucun gros dommage, ayant pourtant été touché sept fois ! C’est le moment pour Langsdorff de prendre une décision : attaquer ou non ? Il sait que l’Exeter n’est pas à son niveau, mais croit longtemps que l’Ajax et l’Achilles sont des destroyers. Quand il apprend finalement leur vraie nature, il n’est pas pour autant décidé à fuir.

Peu après 7 heures, c’est l’hydravion de l’Ajax qui est chargé de renseigner les artilleurs britanniques, les dégâts sur les différents navires rendant impossible une coordination des tirs par radio ; mais c’est une confusion totale durant plusieurs minutes entre les croiseurs Achilles et Ajax, laissant croire à une chance pour le Graf Spee. Harwood, présent sur l’Ajax, décide néanmoins de se rapprocher de son adversaire : c’est à quitte ou double, obtenir une victoire définitive ou la mise hors de combat de ses deux derniers navires encore valides ! Mais la poursuite étant impossible, c’était sans doute son unique choix…

Quand le Graf Spee vire à bâbord vers l’Ouest, Harwood pense qu’il veut achever l’Exeter ; il vire à tribord avec ses deux croiseurs pour faire feu sur l’Allemand. Celui-ci détourne alors ses canons du croiseur à l’agonie pour les orienter vers l’Ajax et l’Achilles. A 7h24, l’Ajax lance ses torpilles à environ 8 kilomètres mais le Graf Spee les repère et les évite. Mieux, il touche l’Ajax d’un obus qui détruit ses deux tourelles arrière ! A 7h38, le corsaire allemand semble en bonne position pour utiliser tous ses atouts face à ses adversaires, qui restent donc prudents.

Qui plus est, la puissance de feu de l’Ajax est considérablement réduite : en plus des dégâts subis sur son artillerie, il ne dispose plus que de 20% de ses munitions ! Le pessimisme prend alors le camp britannique, qui a l’impression de lancer des boules de neige sur le navire allemand…Harwood décide de rompre le combat. Le Graf Spee fait route vers l’Ouest, suivi à tribord par l’Achilles et à bâbord par l’Ajax. A 8h30, les deux croiseurs suivent leur ennemi à une distance de 28 kilomètres. C’est la fin de la deuxième phase du combat. 

A bord du Graf Spee, le rapport des dégâts préconise un retour rapide dans un port. En effet, malgré sa courageuse résistance, le navire n’est plus en mesure d’affronter l’Atlantique Nord. Il est donc décidé de faire route vers Montevideo. Cette décision de Langsdorff semble avoir été un peu hâtive : en effet, les dégâts subis ne semblaient pas si terribles, malgré dix-sept obus encaissés. Côté britannique on s’inquiète pour l’Exeter : au vu des dégâts subis, Harwood lui ordonne d’abandonner et de rejoindre les Malouines. Parallèlement, le Cumberland reçoit l’ordre de faire le chemin inverse depuis Port Stanley. La poursuite peut continuer… 

Le suicide du Graf Spee

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Pendant les heures qui suivent, les intentions du corsaire allemand ne sont pas claires pour ses adversaires : se dirige-t-il vers Montevideo ou Buenos Aires ? Est-il gravement touché ? Les trois navires échangent encore quelques tirs en début de soirée, ce 13 décembre 1939. A 20h48, le Graf Spee met le cap sur l’Uruguay. L’Amirauté britannique a décidé entre-temps de dépêcher sur place le porte-avions Ark Royal, le croiseur de bataille Renown, ainsi que trois croiseurs et trois destroyers ! Parallèlement s’engage une intense activité diplomatique à Montevideo, par le biais de l’ambassadeur de Grande-Bretagne. 

C’est un paradoxe de savoir que quand le Graf Spee entre dans la rade de Montevideo il n’a subi que très peu de dommages, et que pourtant le port uruguayen sera son tombeau ! Les canons font place à la diplomatie. Le but des Britanniques est alors d’empêcher le corsaire allemand de reprendre la mer. Les Allemands ne restent pas inactifs au niveau diplomatique, et les autorités uruguayennes se retrouvent fort gênées par cet hôte encombrant…

Les négociations durent plusieurs jours, et les Britanniques déploient des trésors d’imagination pour à la fois convaincre les Uruguayens et piéger les Allemands. Le but des services anglais est de faire croire à Langsdorff que d’énormes renforts se dirigent vers Montevideo et qu’ainsi piégé il doit se rendre.

Mais les Britanniques ne s’attendent pas à ce à quoi ils vont assister : ils apprennent que le Graf Spee va reprendre la mer le 17 décembre 1939, mais que parallèlement la plupart des marins allemands sont transférés sur le cargo Tacoma. A 18h15, le Graf Spee appareille, parcourt trois milles et stoppe les machines ; la foule est amassée dans la baie, attendant une grande bataille.

Mais au moment où le soleil disparaît derrière l’ombre du corsaire allemand, une formidable explosion retentit, suivie d’une aveuglante lumière : le Graf Spee s’est sabordé ! Il brûlera pendant quatre jours. Le capitaine Langsdorff se donne la mort le 20 décembre, après avoir adressé une lettre à l’ambassadeur d’Allemagne où il affirme avoir pris cette décision pour éviter que le Graf Spee ne tombe aux mains de l’ennemi. 

C’est la première « victoire » de la flotte britannique sur sa rivale allemande depuis le Jutland en 1916

Bibliographie non exhaustive 

- La Deuxième Guerre Mondiale, éditions Jules Tallandier, 7 tomes, 1966.

- La bataille de l'Atlantique (1939-1945) de Guy Malbosc. Economica, 1995.

- A. AMZIEV, La bataille de l'Atlantique, Vernoy/Idégraf, 1980.

- Michael Powell, La bataille du rio de la plata, Presses de la Cité, 1957

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