Abel François Poisson, marquis de Marigny était le surintendant des Bâtiments durant le règne de Louis XV, en charge de l'entretien et de la rénovation des palais et demeures royales. A chaque siècle, son Premier Architecte et son Directeur des Bâtiments du roi. Ces deux personnages, au service du monarque, habités par la même passion de bâtir, doivent cohabiter tant bien que mal. C’est le cas de Marigny, frère de la marquise de Pompadour, ayant reçu la survivance de la charge de Directeur des Bâtiments, provenant de son oncle en 1745, alors qu’il n’avait que dix huit ans.
Abel François Poisson, marquis de Marigny
Abel, le frère de la nouvelle favorite Jeanne de Pompadour, est « un beau jeune homme, au teint délicat comme les filles ». Inscrit à l’Académie Royale pour obtenir une éducation de gentilhomme, il suit ensuite Jeanne à Versailles et reçoit à dix huit ans la survivance de la charge de son oncle Charles François Paul Le Normant de Tournehem, comme « Directeur des Bâtiments du Roi, Arts, Jardins et Manufactures », avec une pension de 8 000 livres. Tout va quand même un peu trop vite pour le jeune homme : il est invité au repas du roi, assis auprès de lui, appelé « petit frère » par le monarque, tous les regards sournois et jaloux tournés vers lui. Il est jeune et se moque bien de ces réactions idiotes, mais on « l’attend au tournant », on médit déjà !
Pour parfaire son éducation, Jeanne envoie son frère pour un Grand Tour en Italie. Elle prépare ce voyage sur le modèle de celui de Colbert pour son propre fils, lui adjoignant l’abbé Le Blanc un homme de lettres, Charles Nicolas Cochin un dessinateur-graveur de grand talent qui possède de la délicatesse et une grande exactitude dans ses dessins ainsi que Jacques Germain Soufflot un architecte lyonnais très novateur. Le financier Pâris de Montmartel se charge des moyens financiers, l’oncle de Tournehem procure des fonds personnels au jeune Abel, car il lui faudra mener un certain train de vie lors des représentations et autres invitations.
Entre décembre 1749 et septembre 1751, cette petite équipée est présentée au roi à Turin, puis visite son théâtre beaucoup plus pratique et confortable que le théâtre français, surtout pour de longues représentations de quatre heures, l’église Saint Laurent ressemblant à tout sauf à un édifice religieux avec ses formes concaves et sa lumière qui vient par le haut ; ensuite Parme, Modène, Rome et la visite du palais Mancini abritant l’Académie de France, sans oublier la bénédiction du pape ; Naples et l’incontournable Venise.
Soufflot commente avec bonheur chaque bâtiment, Cochin reproduit ces beautés et fait ressortir le meilleur de chaque œuvre, Abel ne sait plus où regarder, tout lui plait, tout l’enthousiasme, tout l’émerveille, ils ont réussi à exalter le jeune homme qui est dès lors pris d’une réelle passion de bâtir. Après des nouvelles alarmantes sur l’état de santé de l’oncle Tournehem, le voyage doit être abrégé. Abel rentre juste à temps, son oncle meurt en novembre.
Marigny, surintendant des Bâtiments
Ce titre regroupe plusieurs tâches concernant les bâtiments avec la construction et l’entretien des résidences royales, des monuments publics, ainsi que des ouvrages d’intérêt général comme la conception de la future place Louis XV ; les manufactures de la Savonnerie, des Gobelins et celle de Sèvres ; la voirie de Versailles ; mais également des travaux portant sur les espaces verts, les jardins et parcs avec plantations diverses et/ou arrachage, acquisitions et gestions domaniales. A cela s’ajoutent les liaisons avec les Académies royales, les procès verbaux, les inventaires d’œuvres d’art, les demandes des artistes installés au Louvre ainsi que tous les travaux purement administratifs tels les mémoires, les courriers, la comptabilisation des recettes et dépenses dans les « Registres des Bâtiments du Roi », les réclamations diverses du personnel (cette administration employant 250 à 300 personnes).
En novembre 1751, à sa prise de fonction, Abel n’est pas trop perdu, son oncle lui ayant tout notifié, tout expliqué. Il va accomplir ses tâches avec brio, intelligence et tact pendant vingt deux ans, jusqu’à sa retraite en 1773 : remise en état des appartements de Versailles, accords sur certains travaux demandés, réfections, améliorations au niveau du chauffage, installation de baignoires et de nouvelles glaces, plantation de 85 000 arbres et arbustes. Mais il a envie d’autres choses, il veut penser à de vrais projets, en compagnie de Soufflot et de Cochin, devenus tous les trois inséparables.
Depuis 1748, la construction d’une nouvelle place Louis XV est à l’étude, pour fêter le rétablissement du roi malade à Metz en 1743. Au milieu de cette place serait installée la statue du roi, créée par Bouchardon, mais il faut un cadre grandiose et prestigieux. Paris n’a plus de places disponibles, on pense à abattre des parties insalubres et en 1750, le roi offre un terrain, au bout du jardin des Tuileries, en réalité c’est un vaste bourbier ! Marigny ne s’affole pas, il veut réussir son premier projet et se lance dans des discussions avec Gabriel, Premier architecte du roi.
Avec Soufflot qui est devenu contrôleur des Bâtiments en 1753, il imagine une place de conception nouvelle, ouverte sur trois côtés, en gardant de part et d’autre les jardins des Tuileries et la perspective des Champs Elysées où il fait d’ailleurs aménager les jardins et planter plusieurs types d’arbres différents. La statue est achevée en 1758 et la place inaugurée en 1763. Les travaux continuent dans ce quartier avec le bâtiment du Garde Meubles commencé en 1768, la nouvelle rue Royale et au bout l’église de la Madeleine dont la première pierre avait été posée par le roi en 1763 et les plans inspirés du projet de Soufflot pour l’église Sainte Geneviève.
Toujours en l’honneur de sa guérison en 1743, le roi souhaite dédier une nouvelle église à Sainte Geneviève. L’architecte Gabriel et ses principes anciens est évincé en faveur de Soufflot, plus novateur. Le terrain choisi est béni en 1758, les travaux peuvent commencer, Marigny et Soufflot sont heureux. L’église serait « moderne » en prenant modèle sur ce qui est réalisé en Italie et en Angleterre, un plan en croix grecque, une voute en pierre comme les édifices religieux du Moyen Age mais avec un dôme et les reliques de Sainte Geneviève au centre sous la coupole.
La première pierre posée en 1764 donne lieu à une réception émouvante et grandiose, les festivités sont à la hauteur de la future église : une toile peinte montée sur un châssis de bois représente l’état fini de l’église, un superbe trompe l’œil, le roi est conquis, Marigny connait alors un moment de bonheur et d’orgueil. C’est la consécration de Soufflot. Mais quelques années plus tard, on remet en cause le projet de Soufflot, accusé de ne pas avoir tout calculé, les piliers n’allant pas supporter une telle charge, la cabale se propageant à l’étranger. Soufflot est effondré, Marigny demande une expertise qui démontre le contraire, l’honneur de l’architecte lyonnais devenu parisien est sauf !
Marigny s’occupe encore du Louvre : les baraques à détruite, les marchands à déménager, un toit à construire sur les ailes Est et Nord ainsi que la colonne inachevée de Perrault, les logements des artistes à agrandir, à mieux chauffer en hiver et aérer en été. Il confie cette mission à Soufflot et Cochin venant de recevoir « la garde des dessins du roi » puisque Charles Antoine Coypel, le Premier peintre du roi est mort. Encourageant la peinture d’histoire, il passe des commandes de tableaux à Jean Baptiste Marie Pierre, Boucher, Van Loo Premier peintre du roi après Coypel, jusqu’à sa mort en 1765, remplacé par Boucher.
En 1763, la salle de l’opéra aux Tuileries part en fumée. Soufflot obtient facilement le projet puisqu’il avait réalisé l’opéra de Lyon. La salle sera à l’identique de la précédente et sans aucune modification, l’ouverture a lieu huit mois après en janvier 1764. Mais Paris a besoin d’un théâtre, Marigny accorde le chantier de notre actuel théâtre de l’Odéon à Charles de Wailly et les travaux débutent en 1780.
Parmi les autres travaux, il y a toujours les mêmes demandes pour les appartements de Versailles, mais peu de projets importants, la Guerre de Sept ans ne permettant plus d’attribuer des fonds aux Bâtiments. En dehors d’une allée percée depuis les Champs Elysées jusqu’à Neuilly pour remplacer le vieux pont par un nouveau en pierre en 1774, Marigny propose au roi de transformer l’ancien palais royal laissé à l’abandon et d’en faire un musée permanent. Ce projet, repris en 1776 par le comte d’Angiviller successeur de Marigny, ne verra sa concrétisation qu’en 1793 sous le nom de Museum Central des Arts. Le quartier des Champs Elysées se transforme, une partie prend le nom de « carré Marigny », l’hôtel d’Evreux (notre actuel Palais de l’Elysée) est réaménagé par sa sœur Jeanne de Pompadour, les jardins sont transformés pour obtenir une perspective jusqu’aux Invalides et l’avenue de Marigny est tracée en 1770.
La démission de Marigny
Malgré le « ruban bleu de l’ordre de Saint Esprit » reçu en 1756, malgré la confiance et la grande estime du roi, Marigny sent qu’il va devoir abandonner son poste au printemps 1772 : l’abbé Terray est nommé contrôleur des finances, les fonds des Bâtiments sont bloqués. En 1771, la moitié des crédits alloués pour l’année 1766 n’avaient pas été versés ! Plus rien n’est entretenu, ni les routes, ni les jardins, ni les parcs, ni les appartements de Versailles, encore moins ceux du Louvre, les employés ne sont pas payés, pire l’aqueduc de Versailles s’effondre et noie toute la vallée ! L’abbé Terray ne fait rien, ne bouge pas et se retourne contre Marigny. Avec l’aide de Madame Du Barry, il monte une cabale contre lui, il veut son poste, pour prendre sa revanche sur Madame de Pompadour.
Le marquis de Marigny préfère partir : il quitte Versailles le 27 juillet 1773, après vingt deux années de fidélité au roi comme surintendant des Bâtiments du Roi, Arts, Jardins et Manufactures, chose rare au XVIIIe siècle.
Pour aller plus loin
- Le rêve de Marigny, de Monique Demagny. Editions JC Lattès, mars 2013.
- Le Marquis de Marigny: Administrateur des arts de Louis XV, de Isabelle Gensollen. CTHS Edition, 2022.